J’ai découvert aujourd’hui un article de 2008 de K. Davis intitulé “Intersectionality as buzzword: A sociology of science perspective on what makes a feminist theory successful”. Il me semble qu’il y a dans cet article a peu près tout ce qui me dérange dans les élucubrations théoriques des chercheurs féministes (et des post-modernistes en général d’ailleurs). À savoir une incompréhension fondamentale quant au fonctionnement de l’activité scientifique ainsi qu’un désintérêt profond (voire pire, une méfiance) de ce qui est au cœur de la cette activité: la réalité. L’article porte sur le concept d’intersectionnalité, sa place dans l’édifice théorique féministe et son ambiguïté.
Partant du constat de l’ambiguïté fondamentale du concept d’intersectionnalité, Davis en vient à s’interroger sur sa popularité : “This raises the question how a theory which is so vague could come to be regarded by so many as the cutting edge of contemporary feminist theory” (Davis, 2008, 69). Un tel constat pousserait beaucoup de scientifiques à douter de l’intérêt de ce concept, mais plutôt que de suivre la voie de la critique, Davis va non seulement proposer une défense, mais chercher à faire de faiblesse du concept, une force.
I shall not be providing suggestions about how to clarify the ambiguities surrounding the concept, nor how to alleviate uncertainties about how it should be used. Quite the contrary, I shall be arguing that, paradoxically, precisely the vagueness and open-endedness of ‘intersectionality’ may be the very secret to its success. (Davis 2008, 69)
Pour y parvenir, K. Davis soutient deux choses :
- C’est l’ambiguïté fondamentale de l’intersectionnalité qui en fait un concept “sucessfull”.
- Cette ambiguïté est une bonne chose pour la recherche féministe.
Ces deux thèses sont problématiques du point de vue de l’activité scientifique. D’abord parce que le “succès” d’une théorie (tel que l’entend Davis) est sans grand intérêt du point de vue scientifique. Et ensuite parce que l’ambiguïté d’une théorie est en fait problématique pour la recherche.
Pour défendre son premier argument, Davis fait appel au travaux de Murray Davis, sociologue des sciences. J’ai pu consulter l’article de 1971, mais pas celui de 1986, je ne peux donc pas juger pleinement de l’interprétation que K. Davis en fait, je vais donc supposer qu’elle ne fait aucune erreur d’interprétation. Elle résume la position de M. Davis de la manière suivante :
His argument that precisely the ‘essential equivocality’ and ‘open-endedness’ of a theory are what enhance its attractions is convincing. These are the qualities that allow a theory to weather the storms of competing interpretations and prevent the authoritarian privileging of one interpretation over another. In short, successful theories are successful precisely because they do not settle matters once and for all; they open them up for further discussion and inquiry. (Davis 2008, 77)
Cela dit K. Davis va encore plus loin, car elle ne fait pas qu’affirmer l’importance de l’ambiguïté, elle considère, à la suite de M. Davis que la validité et la cohérence d’une théorie sont sans importance pour son succès.
Davis is not concerned with whether a specific theory is good (as in valid or able to adequately explain certain aspects of the social world) or coherent (in terms of the logic of its propositions or consistency of its arguments). Indeed, he argues that no theory ever became famous because it was ‘true’ or coherent. Quite the contrary, in fact. Davis claims that successful theories thrive on ambiguity and incompleteness. (Davis 2008, 69)
Pour bien comprendre la thèse de K. Davis, il faudrait en savoir plus sur ce qu’elle entend par “successfull” or l’article n’est jamais parfaitement clair à ce sujet. Il semble qu’elle comprenne cela simplement comme la capacité d’une théorie “to capture the imagination of a broad audiance of academics.” (69) . C’est ce qu’elle sous-entend notamment dans l’extrait précédant lorsqu’elle parle de “théorie célèbre”. Le problème c’est qu’une telle compréhension du succès d’une théorie est sans grand intérêt du point de vue de l’activité scientifique. Une théorie peut tout à fait capturer l’imagination de chercheur est pourtant être parfaitement sans valeur du point de vue scientifique. L’histoire des idées est pleine de théories merveilleuses qui ont su capturer l’imagination des chercheurs mais qui se sont avérer sans valeur (le phlogistique, le rayon N, etc.). Ce qui importe pour la recherche c’est précisément sa validité et sa cohérence. C’est d’ailleurs pour cela que Murray Davis (au moins dans son article de 1971) insiste sur la différence entre une théorie qui a du succès et une bonne théorie. Il est donc étrange de vouloir défendre la pertinence d’un concept scientifique en affirmant simplement qu’il sait capturer l’imagination des chercheurs. La psychanalyse et le phlogistique ont pu capturer l’imagination des chercheurs, mais ce ne sont pas des théories qui ont beaucoup de valeur scientifique.
Il est vrai qu’il est important de disposer de théorie qui permettent de réfléchir et d’ouvrir des perspectives, mais ce ne doit être que la première étape. Il faut ensuite faire ce qu’il faut pour réduire l’ambiguïté de ces théories et de s’assurer de leur cohérence et de leur validité. Certes, Kékulé à découvert la structure du benzène en rêve, mais il s’est ensuite assurer de la validité de son idée. Or justement ce qui pose problème c’est que K. Davis s’arrête à là. Pour elle, il n’est pas nécessaire de préciser et de valider.
Pour affirmer cela K. Davis a recourt à son deuxième argument qui est de dire non seulement que l’intersectionnalité est une théorie qui a du succès, mais aussi que c’est une bonne théorie du point de vue de la recherche féministe :
While intersectionality may not fit the sociological common sense concerning ‘good theory’ as coherent, comprehensive, and sound, it does provide an instance of good feminist theory in the sense that Butler and Scott describe. Intersectionality initiates a process of discovery, alerting us to the fact that the world around us is always more complicated and contra- dictory than we ever could have anticipated. It compels us to grapple with this complexity in our scholarship. It does not provide written-in-stone guidelines for doing feminist inquiry, a kind of feminist methodology to fit all kinds of feminist research. Rather, it stimulates our creativity in looking for new and often unorthodox ways of doing feminist analysis. (Davis 2008, 78-79)
Ce qui ressort ici c’est que l’épistémologie féministe n’a que faire des critères de validité, de cohérence, et de précision, car, ainsi que Davis résume la réflexion de Butler et Scott : “In their view, a ‘good’ feminist theory would not end the confusion once and for all, but would allow us to attend to and critically analyse the multiplicity of divisions and inequalities.” (Davis 2008, 78). Effectivement de ce point de vue l’ambiguïté d’une théorie est une bonne chose, puisqu’elle permet de multiplier les perspectives. Toutefois si l’épistémologie féministe peut tout à fait se satisfaire de ce genre de chose, l’épistémologie de la recherche scientifique les rejette.
Il est vrai que l’ambiguïté existe dans les concepts scientifiques. Les différents types de biologistes n’ont pas tous la même compréhension du concept de gène. Les astrophysiciens ne s’entendent pas tous sur ce qu’est la matière sombre. Cependant, tous sont d’accord pour dire que cette ambiguïté doit être limité et qu’une part de l’activité scientifique doit être justement de la limiter. Et ensuite, cette ambiguïté ne permet nullement aux scientifiques de faire ce qu’ils veulent des concepts à leur disposition. Parce que les concepts scientifiques sont attaché d’une certaine manière à la réalité, qu’ils ont une validité et une cohérence il est impossible d’en faire n’importe quoi. Et c’est d’ailleurs ce qui permet de distinguer l’activité d’un scientifique qui divague et celle d’une scientifique qui travaille bien. Le premier se sert de concepts n’importe comment, alors que le second reste dans les limites de ce que le concept permet.
Or c’est justement ce que Davis rejette :
It is precisely because intersectionality is so imperfect – ambiguous and open- ended – that it has been so productive for contemporary feminist scholar- ship. Its lack of clear-cut definition or even specific parameters has enabled it to be drawn upon in nearly any context of inquiry. The infinite regress built into the concept – which categories to use and when to stop – makes it vague, yet also allows endless constellations of intersecting lines of difference to be explored. With each new intersection, new connections emerge and previously hidden exclusions come to light. (Davis 2008, 77)
L’intersectionnalité est un bon concept, affirme-t-elle parce qu’il n’est pas limitant. On peut s’en servir un peu comme on veut, pour faire apparaître toute sorte de chose.
In short, intersectionality, by virtue of its vagueness and inherent open-endedness, initiates a process of discovery which not only is potentially interminable, but promises to yield new and more comprehensive and reflexively critical insights. What more could one desire from feminist inquiry? (Davis 2008,77)
In this sense, intersectionality has precisely the ingredients which are required of a good feminist theory. It encourages complexity, stimulates creativity, and avoids premature closure, tantalizing feminist scholars to raise new questions and explore uncharted territory. (Davis 2008, 79)
Bref, l’ambiguité de l’intersectionnalité est une chance incroyable et c’est sa force.
En affirmant cela on en vient à décrédibiliser complètement tout à un pan de la recherche, car ce genre d’article repose en fin de compte sur l’affirmation que la recherche féministe n’a pas a obéir aux règles de la recherche scientifique traditionnelle. À rejeter la cohérence, la validité et la précision on se retrouve avec l’impression que “anything goes”. Ce n’est peut-être pas le cas, mais encore faudrait-il offrir les critères à respecter, ce que ne fait pas K. Davis. Si l’intersectionnalité peut servir à penser toute sorte de phénomène de manière nouvelle et innatendu en fonction du contexte et du chercheur, on en vient à se demander vraiment ce qui peut limiter l’utilisation de ce concept. Il ne viendrait pas à un biologiste d’utiliser le concept de gène pour faire de l’astrophysique. Pourquoi a-t-on l’impression à la lecture de cet article que cela est permis dans le cas de l’intersectionnalité ? Et si rien ne permet d’en limiter l’utilisation parce qu’il stimule la créativité, peut-être qu’il ne sert finalement à rien. Ce ne serait donc qu’un buzzword et rien de plus.