Il y a quelques semaines, j’ai lu The Honor Code, de Kwame Anthony Appiah. J’en avais entendu et lu beaucoup de bien et, malgré ma thèse qui prenait du retard, mon intérêt pour l’évolution de la morale m’a poussé à le lire. C’est un livre fascinant à plus d’un titre. Tout d’abord en raison de son sujet, l’histoire de l’évolution des mœurs et de la morale. Autant il existe de nombreuses histoires des mœurs, autant il existe assez peu de traitement philosophique de cette histoire. Ensuite, et c’est ce qui m’a le plus frappé, parce que l’auteur ne semble pas réaliser que le contenu de son livre est en contradiction avec la thèse qu’il défend. Avant de revenir sur ce point, une brève présentation de la matière du livre est nécessaire.
Dans les 3 premiers chapitres de l’ouvrage, Appiah analyse 3 révolutions morales, la disparition des duels et la fin de l’esclavage en Angleterre au XIXe siècle, et la fin de la pratique du bandage des pieds des femmes en Chine au XIXe et XXe siècle. Il présente le contexte sociohistorique de chacun de ces 3 cas, ainsi que les arguments moraux qui ont été opposés à chacun des comportements dont il traite. Chacun des chapitres se lit avec beaucoup de plaisir. Appiah prend le temps d’illustrer ces analyses de récits qui font revivre les débats ou les situations des époques dont il parle. L’objectif de ces chapitres est de nous convaincre que les arguments moraux précèdent de longtemps une révolution morale, et que ladite révolution a pour origine un changement dans ce que Appiah appelle le code d’honneur de la société. Plus précisément, et l’on peut considérer qu’il s’agit là de la thèse du livre, une révolution morale a lieu lorsqu’un comportement est suffisamment ridiculisé pour qu’il ne soit plus considéré comme honorable.
Si l’on s’en tient à une lecture superficielle du livre, il ne devrait faire aucun doute que cette thèse est vraie. Appiah le montre parfaitement, les comportements au cœur de ces révolutions morales cessent lorsqu’ils sont ridiculisés. En revanche, lorsque l’on commence à lire le livre avec plus de sérieux, on découvre quelques fissures dans l’argumentation. En fait, il semble que toute la thèse d’Appiah repose sur la distinction entre la morale et ce qu’il appelle le code d’honneur. Si ces deux choses n’en étaient qu’une, sa thèse serait complètement circulaire. En effet, si tel était le cas, alors sa thèse deviendrait : « une révolution morale a lieu lorsqu’un comportement n’est plus considéré comme moral ». On conviendra qu’il n’était pas nécessaire d’écrire un livre pour l’affirmer.
Appiah prend le temps de nous donner tous les éléments pour comprendre comment une pratique sociale acceptée devient petit à petit la risée d’une société, et c’est un des points forts du livre. En revanche il ne semble pas réaliser que ces éléments sont amplement suffisants pour expliquer l’avènement d’une révolution morale, car il est, à mon avis aveuglé par sa volonté de distinguer moral et code d’honneur. Malheureusement la nécessité de cette distinction n’est jamais véritablement expliqué. La seule justification que j’ai trouvé revient à dire que ce sont deux choses différentes … parce que ce sont des choses différentes. Dans le chapitre sur l’esclavage, Appiah nous dit par exemple : « as we saw with the history of the duel, honor and morality are separate systems ». J’ai eu beau retourner lire ce chapitre, je n’y ai trouvé aucune explication. Après m’être torturé l’esprit pendant un bout de temps, j’en suis venu à la conclusion que ce qui poussait Appiah à affirmer une telle chose était le constat qu’il existait des arguments moraux pertinents contre le duel, l’esclavage et le bandage des pieds avant la révolution. Cela dit, ces arguments ne sont pertinents que rétrospectivement, il ne l’étaient certainement pas à l’époque, en tout cas pas plus que ceux qui leur étaient opposés. En fait pour distinguer moral et code d’honneur, Appiah devrait se livrer à une discussion méta-éthique bien plus poussée que ne le permet ce livre grand public, et je ne suis pas certain qu’il aboutirait à grand chose pour la simple raison que la moral n’est pas uniquement une affaire d’arguments rationnels, mais aussi d’émotions.
D’ailleurs, à mon sens, tout le livre montre en fait que la morale n’est pas simplement constituée d’arguments rationnels. Plutôt que de montrer qu’il faut distinguer la morale de l’honneur, le livre montre au contraire qu’ils sont les deux facettes d’une même chose. Oui, les révolutions morales ont bien lieu lorsqu’un comportement est ridiculisé, mais c’est dû au fait que la morale est aussi une affaire d’émotion. Si l’on prend cela en compte, la thèse d’Appiah s’effondre complètement. L’honneur ne doit pas être compris comme une force sociale à prendre en compte dans l’évolution de l’humanité, mais comme une composante de la morale sur laquelle agissent d’autres types de forces. Les révolutions morales n’ont donc pas vraiment pour origine un changement de code d’honneur, mais tout simplement un changement dans l’environnement sociohistorique, ce qui est finalement assez trivial !